LE VEILLEUR DE FRONTIERE, " Les frontières, on s’en fout " Slogan de mai 1968
Patrice Martin , talentueux bénévole, nous livre son expérience pleine d’humour et de poésie, de la présentation du projet artistique et scientifique autour du porjet ARRISKUA à Nekatoenea le 17 janvier 2020
| 2020eko Otsailaren 03a
Au-delà de l’Euskal Herri, sur la frontière, un randonneur solitaire est assis sur un banc imaginaire. Face à lui, Jean-Pierre1, un veilleur, un pic ébréché, pétrifié par les brouches, susurre un air familier, si pur, porté par la trompette de Miles Davis. Le vent souffle très fort et pousse un refrain maternel, éternel, qui résonne dans ce qui fut des abysses. Le randonneur chantonne à son tour: "Do, Do, l'enfant Do. L’enfant dormira bientôt". Aux premières notes, le randonneur frissonne, si proche du vide qui l’aiguillonne. Il écoute le veilleur, aux aguets, guettant les barbares et surveillant les terres, jusqu’à l’océan furibard. Jean-Pierre se dresse tel un phare et domine un vaste territoire devenu paysage, des pays aux visages vivaces, aux traits tendus par des gens entre des bornes de pierre, protégés par le fer de croisillons meurtriers. Tel une icône, il projette un cône de bienveillance jusqu’au rebord de la terre, buttant sur la mer en colère.
Jour un. Sur la falaise, au bout de la lande, à la lisière de la forêt, un soir, dans une ferme sous la nuit noire, des êtres s’ennuient. Ils attendent les mots du randonneur, ses mots expliquant les paysages avec ses phrases savantes, aux accents sauvages, organisées avec méthode. Ils connaissent sa volonté de maitriser ce qui reste du naturel, de le remplacer aussi, par un autre naturel, plus réel, qu’il appelle le paysage. Le randonneur, sérieux et souriant, attend, lui aussi, assis sur un banc de bois, face à une porte vitrée, teintée par l’heure dorée. Il rêve l’horizon à sa façon. Il imagine l’embrasement de la frontière, entre les Hommes et les Hommes, entre le jour et la nuit. Le public se bouscule, s’installe. L’heure bleue occupe un hall céleste, où l’on attend la fin du brouhaha. Le randonneur regarde son public. Il parle en aparté avec Sylvie et rigole, un peu, aussi. Ils savent ce qu’il y avait avant, après le retrait des océans et les plissements des terres. Les herbes hautes, les broussailles, les arbres, partout, si haut. Une vie foisonnante invisible et parfois visible, imposante. Il n’y avait que la terre, à l’état brut, hostile, fragile, face aux hordes de brutes, aux bipèdes migrateurs. Le randonneur est là, assis dans sa vie, devant un public qui attend. Il s’appelle Jean, et n’est pas le frère de Pierre; son nom est simplement Bonichon et ne porte plus de bonnet rouge. De l’autre côté de l’écran blanc, Sylvie Paradis lui sourit.
Dans la salle du rez-de-chaussée de la ferme Nekatoenea, face à quatre rangées de chaises en arc de cercle, bien achalandées, Jean Bonichon raconte son art protéiforme, interroge l’absurde, transfigure la nature, fait naître de nouveaux panoramas dans les yeux qui les regardent. Sylvie Paradis, stoïque, le soutient et explique scientifiquement la méthode. Elle propose l’utilisation du paysage comme "un outil citoyen, comme une source de sens et de valeurs à partager". Les deux orateurs commentent et racontent une nature transformée, un espace utile à l’homme moderne, mercantile et stérile, délimité et contrôlé. Ils évoquent les risques et les correctifs induits par la gouvernance des Hommes, à demi-mots, en bonne conscience. Le public entend l’eau qui monte, sent le feu qui nettoie, voit l’érosion qui façonne. Sur l’écran, un homme se dirige vers la mer, portant deux seaux vides, pendant au bout de chaque bras, sans embarras. Il marche calmement, vers l’est, vers l’eau de là, avec régularité, mis au pas par le temps qui passe. L’eau est volée à la mer, en un geste précis, rapide, sec. La mer est violée, c’est l’usage dorénavant malgré les hashtags un peu courts et les appels au secours. #seatoo. L’homme fait demi-tour, fait face à l’ouest. Il ne court pas, il marche vite. Il se fraie un passage dans l’urgence à travers des broussailles. Il traverse une forêt, zigzague entre des bouleaux zébrés, effeuillés, ébranchés, calcinés à hauteur d’hommes. Il enjambe une voie ferrée, une route bitumée. Il marche silencieusement, raide, sur des prairies assoiffées, jusqu’à un lac, un peu en contre bas. Il vide ses seaux, l’un après l’autre, jette l’eau de la mer, avec désespoir, amère. Il pense alors à sa mère. Il recommence encore et encore pour contrer l’inéluctable. L’acte est citoyen et correctif. Jean montre l’impensable. Sylvie explique le paysage en tant "qu’objet interactif d’expression sensible producteur de sens et de valeurs". Le public absorbe l’enthousiasme des mots qui se cherchent.
Certains participants s’agitent, regardent l’heure sur leur mobile, consultent leurs messages et jettent un coup d’œil vers la porte vitrée, noire, totalement. Dans le ciel une étoile brille violemment. A moins que ce soit une escadrille de satellites. Discrètement d’abord, bruyamment ensuite, un spectateur s’échappe, d’autres ensuite, à la poursuite de leur existence, ailleurs, vers un canapé profond, sans consistance. Mais Jean et Sylvie continuent leur errance dans la fabrication des paysages, dans le "new-age", en quête d’eux-mêmes. D’un coup, à force de phrases emmêlées, ils paraissent différents, déguisés en brouches. Ils dansent, en transe, dans des roulis des coquillages, dans les restes d’une planète hors d’usage. Une performance qui dissimule les paysages empaquetés, en barquettes, prêts à l’emploi, empilés comme des briquettes.
C’est alors, qu’une porte de côté s’ouvre, dans un léger chuintement. Les têtes pivotent. Les mains applaudissent. La porte libératrice, défoliatrice, triste, s’ouvre sur une grande table, sur le paysage anarchique de la convivialité. La vie des Hommes reprend son cours, aveuglément. La frontière ne se voit plus. Jean-Pierre a disparu. La vie est ailleurs, finalement.