SUITE )(LE VEILLEUR DE FRONTIERE, " Les frontières, on s’en fout " Slogan de mai 1968
Un talentueux bénévole, Patrice Martin nous conte avec poésie et humour un petit moment de grâce partagé à Asporotsttipi, le Samedi 18 janvier 2020 à l'occasion du vernissage de l'exposition MUGAZABALDU
| 03 Février 2020
Jour deux. Le lendemain, au réveil, un randonneur, le même, se souvient du banc à la position N43°16.078’ W1°34.869’, à proximité des Grottes de Sara.
Un banc égaré, enlacé par la frontière filant jusqu’à Larrun, effleurant son antenne rouge et blanche. Il imagine cette ligne de démarcation, chaque jour piétinée, chaque jour écrasée, chaque jour nivelée. Il voit cette zone qui grandit, cette cicatrice qui se résorbe. Il pense aux vains efforts de Louis XIV, de Philippe IV et de Franco. Il se sent si libre, d’aller et de venir, sans entrave, dans un basque unifié, dans des transports dits transfrontaliers, dans des actes culturels partagés. Il est le randonneur du nouveau siècle qui se plait à imaginer un autre monde où le mot frontière n’existe pas. Mais au fond de lui, il sait qu’elle sera toujours là, qu’il y aura toujours son dedans et leur dehors et entre eux une ligne de démarcation. Qu’il y aura toujours et davantage de passeurs et de migrateurs, pour la franchir. Hommes. Oiseaux. Plantes. Il sait que la tentation de contrôler le dedans, de sécuriser la frontière et d’éloigner le dehors est récurrente, permanente, tentante. La frontière est un remède pour soigner les maux inconnus et les motsbiscornus.
Le randonneur voit presque tous les jours sur le Pont International les gardes civils espagnols, à côté de leurs croisillons de fer, la mitraillette en bandoulière. Il voit presque tous les jours, à Pausa, les CRS français embusqués dans leur estafette. On voit marcher, ces hommes, ces enfants, ces femmes aussi, dedans, le long des routes, la nuit, le jour, au compte-goutte, sur la ligne jaune d’une carte géographique traversant des limites écrites. Ces ombres, en équilibre sur le bord du bitume, portent la fragilité de la liberté d’être. Le franchissement de leur existence, la mise en suspens de leur vie, c’est l’éloignement, c’est laisser une partie de soi derrière, dans un heimat en construction.
L’arrivée, c’est l’espoir, une grande illusion, la désillusion. Il y a ceux aussi à la voie 9¾ qui changent de quai, qui se fondent dans un autre monde, notre monde, qui n’existent plus, qui ont totalement changé de bitte d’amarrage, qu’on ne voit plus. Il y en d’autres, mis à l’écart, qui passent la porte des cagots, sur le côté des églises, qui vivent dans des ghettos. Il y a ceux aussi, oubliés, qui vivant de part et d’autre de la ligne Mason & Dixon, une séparation rectiligne entre deux Amériques, sudiste et nordiste, esclavagiste et non esclavagiste, agricole et industriel, subissant les séquelles de la ségrégation. Il y a aussi ceux qui ont la frontière qu’ils se sont construite, celle de leur culture, de leur quartier, de leur statut, de leur caste sociale.
Le randonneur s’est perdu sur la crête de ses réflexions, les écouteurs vissés dans les oreilles. Marcus Miller interprète "Jean-Pierre" avec Miles Davis. Le randonneur fredonne "Do, Do, l'enfant Do". Il anesthésie ses pensées et regarde la carte des bancs dessinée par les sœurs Tambourindeguy.
Après Sara, ce sera le banc de Zugarramurdi. Le randonneur imagine les brouches sortir des grottes. Il entraperçoit des épouvantails qui barbotent dans les principes citoyens. Il écoute les explications de Pascal en français, décrypte celles d’Aintzane en basque à propos l’exposition Mugazalbaldu, jusqu’à ce silence épais comme une frontière, brisé par les applaudissements du public, poursuivi par les gargarismes de la foule qui s’éloignent mollement. La houle, au-delà des falaises, nettoie les reliquats mémoriels et la kyrielle de constats. La foule houleuse avance nerveuse dans un demain, un monde aux frontières invisibles, aux portillons qui s’ouvrent ou qui refusent de s’ouvrir, Un monde numériques, aux amers démontés. Un monde sans repère, piétiné par les peuples fracturés et exaspérés, par des esprits déverrouillés, par des consciences qui ne comprennent plus le sens de leur existence, à la recherche de nouvelles frontières.
Une tape de Pascal sur l’épaule du randonneur le propulse au rez-de-chaussée de la Maison de la Corniche, un poste avancé entre la terre et la mer, sur une frontière de l’Europe, face aux Amériques, juste avant l’Afrique. Dans la pénombre de la petite salle, Ina, la maman africaine de Gilles Rivière, le conteur, attend sur un écran. Elle est de l’Afrique de l’ouest, d’au-delà des mers et des océans, de l’autre côté d’une frontière liquide que notre humanoïde a traversée, il y a si longtemps. Il raconte son histoire, sa rencontre avec Ina, avec l’Afrique, avec une autre Afrique. Au début, Ina et Gilles vivent côte à côte. Entre eux, il y a une frontière, qui est franchie tous les instants par des attitudes bienveillantes, des gestes empathiques, des mots éparpillés dans le puzzle des conversations. Et puis la zone devient transfrontalière. Elle s’élargit à mesure que Gilles augmente sa connaissance du dioula, la langue de là-bas. Elle s’élargit jusqu’à l’envahir complètement, jusqu’à faire disparaître ce qui les sépare, jusqu’à ce que les vies s’interpénètrent. Jusqu’à ce moment où Gilles devint africain. Caroline Rivière, avec ses harpes, accompagne Gilles dans le déroulé d’un monologue chargé d’émotions, dans les chants en dioula, jusqu’au souvenir d’Ina, jusqu’à l’oubli de la frontière.
Au-delà de l’Euskal Herri, Jean-Pierre, le veilleur de frontière, ajuste sa ceinture de nuages avec un clin d’œil malicieux au randonneur solitaire, assis sur son banc imaginaire, en se laissant bercer par Marcus et Miles et par les ânonnements des Hommes.